Maurice Porot, « L’enfant de remplacement. Didier Anzieu, James Barrie, Ludwig van Beethoven, Camille Claudel, Salvador Dali, Louis Althusser, René Feret, J.J. Grandville, Vincent Van Gogh, Hermann Hesse, Hans-Henry Jahnn, Rainer-Maria Rilke, Henry Stendhal », p. 11-13.

« Avant-propos

Un jeune couple désire ardemment un enfant. Une grossesse survient enfin, suivie d’un accouchement apportant la joie au foyer. Cet enfant tant désiré meurt en bas-âge quelques temps après sa naissance laissant une place vide et un deuil d’autant plus cruel que l’enfant avait été plus attendu. Le « travail de deuil » est très difficile, voire impossible à faire. Pour « colmater » ce deuil, mettre en route un autre enfant semble la seule solution.

Ce sera un enfant de remplacement.

(…)

Le rôle dévolu à ce personnage n’est pas innocent, n’est pas neutre, comme on pourrait le croire. Dès sa naissance, puisqu’il doit remplacer l’aîné mort en bas-âge – et dont il porte en général le prénom – il est condamné à un non-être: il lui est interdit d’avoir une identité propre.

Depuis une dizaine d’années, l’étude de la biographie de personnages célèbres nous a permis de constater que ce statut d’enfant de remplacement n’était pas sans risques et que, si quelques publications avaient paru de façon sporadique, aucune étude d’ensemble n’avait été faite à ce jour.

Essayant de définir, sinon un prototype, du moins les traits communs des enfants de remplacement, nous sommes arrivés à la conclusion que cette situation était, en fait, et à l’insu de l’intéressé et de son entourage, un handicap dans la vie pour trois raisons principales: le remplaçant naît dans une atmosphère de deuil non liquidé; identifié au disparu dont on lui attribue la place, il n’a pas le droit d’être lui-même; enfin, pèse sur lui un sentiment de culpabilité tout à fait paradoxal.

Ces trois handicaps de départ ne seront pas sans conséquences sur la trajectoire de la personnalité des enfants de remplacement. Certains paraissent se sortir fort bien des risques encourus. D’autres, dans leur désir légitime d’exister par eux-mêmes, d’être quelqu’un, seront amenés, inconsciemment, à sortir des normes sociales, puisque c’est toujours l’autre que l’on voit à travers eux, en un mot, à se faire remarquer pour se démarquer du petit mort, toujours trop vivant.

Deux voies s’ouvrent à eux: le « génie » ou la « folie », l’un n’étant pas exclusif de l’autre. La « folie » va de l’instabilité psychique et sociale aux névroses plus ou moins bien structurées et même jusqu’aux troubles psychiatriques sérieux imposant un internement.

Plus heureux sont ceux qui ont pu sublimer leurs problèmes en une oeuvre créatrice de valeur, en littérature, en musique, en peinture, en sculpture, mais aussi en bien d’autres matières.

L’analyse de ces constatations et la synthèse que nous avons essayé d’en tirer permettent de mieux comprendre certains comportements inexplicables autrement. Mais elles imposent en plus de conclusions pratiques sur la conduite à tenir en amont, prenant le contre-pied d’idées reçus, comme par exemple l’incitation à mettre au monde un nouvel enfant pour consoler une mère inconsolable, sans tenir compte du fait qu’un enfant existe par lui-même, n’est pas un objet interchangeable et qu’il a le droit de se développer selon son génie propre.

Cette notion d’enfant de remplacement nous a paru suffisamment nouvelle, en tout cas méconnue, pour justifier un rassemblement et une synthèse dont ce livre est le fruit.

Il réunit une vingtaine de biographies de personnalités célèbres, une douzaine d’observations cliniques publiées antérieurement et une dizaine de cas inédits.

On fait parfois reproche aux biographes de s’aventurer sur le terrain de la vie privée des grands hommes, voire d’étudier leur pathologie. Certes Proust a raison: l’artiste créateur ne saurait être réduit à l’homme privé et relève d’un ordre supérieur. Mais éclairer un aspect de la personnalité n’est pas faire oeuvre réductionniste. Cette personnalité dépasse de beaucoup le handicap dont elle est la victime innocente. C’est pourquoi notre travail nous a paru trouver sa légitimité dans la méconnaissance très générale des problèmes que nous évoquons. »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s