QUATRIEME DE COUVERTURE
Savez-vous que l’histoire de notre famille peut être à l’origine des obstacles que nous rencontrons?
Que les événements marquants vécus par nos aïeux ont une incidence prouvée dans les difficultés récurrentes qui jalonnent notre existence?
Que notre incapacité à vivre en couple de façon harmonieuse ou à réussir professionnellement sont la répétition inconsciente d’un schéma vécu par l’un de nos ancêtres?
C’est ce que nous apprend Juliette Allais dans cet ouvrage explorant la psychogénéalogie, approche qui consiste à explorer notre histoire familiale et notre place au sein de la fratrie, pour trouver la source de nos problèmes.
D’une lecture accessible et illustrée de nombreux exemples, ce livre vous donnera des outils concrets pour guérir de votre famille et vivre pleinement et sereinement le présent.
Juliette Allais est psychothérapeute jungienne et psychogénéalogiste. Elle accompagne des hommes et des femmes en quête d’accomplissement à explorer l’impact du passé sur leurs trajectoires, pour mieux prendre leur place et faire de leur histoire familiale un tremplin vers la réussite. Elle enseigne cette approche en France et à l’étranger.
INTRODUCTION
Dès la naissance, notre rapport singulier au monde est façonné par les multiples expériences que nous traversons, et par la façon dont nous les intégrons subjectivement. Mais nous ne naissons pas « vierges »: nous sommes inclus d’office au sein du système familial, devenant ainsi les héritiers de la mémoire transgénérationnelle, inscrite dans nos cellules dès la conception.
La plupart du temps, nous n’avons pas conscience des liens qui existent entre ce que nous vivons et la manière dont ont vécu des ancêtres que nous avons peu ou pas du tout connus. Difficile pour nous d’imaginer qu’un fil invisible nous relie à des inconnus, dans notre façon d’aimer, de travailler, de vivre notre identité d’homme, de femme et de parents, de nous nourrir ou d’aller vers les autres… (…)
Ce n’est qu’en prenant conscience de ces déterminismes que nous pouvons nous en défaire. Le but de la psychogénéalogie n’est pas pour autant de « nettoyer » l’arbre généalogique de tous ses recoins obscurs et de ses histoires inachevées; il n’est pas question d’en faire disparaître comme par magie les souffrances et les manques, les névroses de chacun, les compromissions et les transgressions. Il s’agit plutôt de faire le tri entre ce que nous voulons quitter définitivement, et ce que nous allons garder, pour continuer à le transformer et à le transmettre à notre tour à ceux qui suivront. Nous ne sommes pas obligés de tout accepter et avons le droit de choisir. Encore faut-il avoir conscience de tous les liens psychiques qui nous attachent encore au passé.
En effet, nous ne pouvons guère faire table rase de ce que nous ignorons: aucune rupture, si radicale soit-elle, ne permet de se débarrasser de ce qui est inconsciemment inscrit en nous. Méconnaître le passé ou sous-estimer son importance, c’est risquer de le reproduire encore et encore; c’est aussi ignorer que le Moi n’est pas la seule instance à diriger nos vies et que quelque chose d’autre en nous est aussi actif et opérant que notre volonté consciente: il s’agit bien sûr de l’inconscient, qu’il soit personnel ou familial. (…)
L’originalité de l’approche transgénérationnelle est qu’elle permet d’entrer en contact avec cette dimension inconsciente de la famille grâce au regard symbolique. En combinant les éléments de notre histoire au service d’une continuité entre passé, présent et futur, nous leur donnons du sens. Nous apprenons à les mettre en lien de manière à mieux comprendre notre vécu, à réécrire notre roman familial en y prenant la place qui nous convient : celle qui nous permet d’être enfin un peu plus nous-mêmes. (…)
Notre place dans l’arbre généalogique est unique: entre passé et futur, au croisement de deux lignées. Nous avons à tout moment la possibilité de créer des liens différents avec nos ancêtres, en habitant au mieux cette place qui est la nôtre. Nous pouvons donc mettre en œuvre un juste équilibre entre ce qui signe notre appartenance au système familial et ce qui fait de nous un individu qui se bat pour sa liberté et la réalisation de son destin propre ; ou bien nous pouvons continuer à nous soumettre à des répétitions qui nous empêchent de vivre et passer à côté de nous-mêmes. Le choix nous appartient, entièrement.
COUPABLE D’EXISTER
Parfois, il suffit juste d’être né pour se sentir coupable! Que nous soyons nés au mauvais moment, au mauvais endroit, ou dans des circonstances qui ont mis nos parents en péril physiquement, financièrement, affectivement… le résultat est là: nous sommes convaincus que nous ne méritons pas de vivre, car nous sommes responsables d’un désastre.
Se montrer au grand jour, « réussir sa vie », se mettre en lumière est donc synonyme de danger, d’extinction. Nul besoin de recourir à des solutions extrêmes: l’inconscient se charge de tout. Il organise méthodiquement notre naufrage, et nous met systématiquement en échec. Nous nous punissons nous-mêmes avant d’être punis: de cette façon, nous ne risquons plus rien, et surtout pas de désobéir à ceux qui ne souhaitaient pas nous mettre au monde.
L’enfant qui naît n’est coupable de rien. Cette culpabilité qui n’est pas la sienne est l’un des sentiments les plus volontiers transmis en matière de généalogie. Ainsi, nous avons tout intérêt à jeter un coup d’œil sur notre histoire familiale en repérant de quelle faute il s’agit, car, en vérité, ce n’est pas la nôtre…
LE SYMPTÔME CORPOREL
Le corps est le lien le plus authentique avec notre vérité intérieure, notre inconscient, nos désirs et nos émotions. Même si nous parvenons parfois à lui imposer notre loi, c’est toujours lui qui reprend le dessus. Que ce soit par de simples migraines ou à travers de symptômes plus alarmants, (…) le corps nous transmet, à travers un langage d’une grande précision, l’état des lieux de notre psyché, et son histoire, depuis le début. (…)
Pourquoi tel symptôme à ce moment-là? Pourquoi tomber malade alors que tout allait bien, que nous avions envie de vivre et de profiter de tout? Comment faire lorsque nous sommes sans cesse ramenés à cette souffrance physique, qui nous touche à travers mille maux quel que soit notre âge? Comment et à quoi relier ces maux? Sont-ils aussi objets de transmission?
QUITTER AVANT D’ÊTRE QUITTÉ(E)
Des lignées entières de femmes se sont senties enfermées dans la maternité, et ont été forcées d’y consacrer une partie ou la totalité de leur vie, « par devoir ». (…)
Les enfants ainsi conçus se perçoivent inévitablement comme des charges ; ils sentent que leur sécurité affective risque à tout moment de voler en éclats. Ils peuvent décider alors, tout à fait inconsciemment, de se couper de leurs besoins affectifs pour toujours. Devenus adultes, ils auront tendance à saboter leurs relations, quand l’intensité de celles-ci devient trop forte pour qu’ils puissent risquer de les perdre. Ainsi se perpétuent des générations d’hommes et de femmes incapables de créer des liens durables, paralysés par une peur à laquelle ils ne comprennent rien.
« UN JOUR MON PRINCE VIENDRA… » OUI, MAIS QUAND?
Il y a ceux pour qui l’amour ne peut se vivre que dans le rejet, l’absence, le fantasme, et surtout jamais dans la réalité. Leurs choix se portent d’office sur ceux qui ne voudront pas, ne sauront pas les aimer; ou bien encore attendent-ils la relation idéale, et éloignent d’eux tout être humain qui ne leur donnerait pas l’amour parfait dont ils rêvent. Installés dans leur tour d’ivoire, ils souffrent… tout en se gardant bien de prendre le risque d’une vraie relation, comme s’ils tenaient à rester fidèles à un seul amour: l’absence.
Souvent, cette absence cache un ou plusieurs autres absents au cœur de l’arbre généalogique, un autre amour fantasmé ou qui s’est terminé tragiquement. Combien de nos ancêtres ont ainsi sacrifié leur vie amoureuse, et sont restés inconsolables, enfermés dans le souvenir, coupés de la vie? Figés face à la place vide de celui qui a disparu, ils ont empêché toute alliance et toute possibilité pour l’amour de reprendre sa place au sein de l’arbre; car les descendants se chargent aussi de ces relations inachevées et du cortège de sentiments frustrés qui les accompagnent à travers leurs propres relations inabouties et impossibles…
CONCEPTION ET NAISSANCE
Comment vous a-t-on imaginé avant que vous ne veniez au monde? Dans quel espace arrivez-vous? Quelle est la situation de vos parents, à ce moment-là de leur vie?
Comment se sont-ils connus et pourquoi se sont-ils choisis? Êtes-vous au courant des circonstances précises de ce qui s’est passé entre eux à ce moment-là? Sinon, que pouvez-vous en imaginer? Si vous manquez d’éléments concrets, cela n’a pas d’importance; laissez affleurer les images qui vous viennent spontanément. L’essentiel est de prendre conscience de la manière dont vous vous représentez tout cela, et non de connaître en détail tout ce qui s’est passé en réalité.
Pensez à l’homme et à la femme qu’ils étaient à l’époque, à l’âge qu’ils avaient, et à ce qui se passait dans leur vie dans tous les domaines.
Cette rencontre-là est à l’origine de votre existence. Aussi est-il important pour vous de sentir ce qu’elle contient, ce qui la fonde.
VOTRE PRÉNOM A DES CHOSES À VOUS DIRE
Donner un prénom à son fils ou à sa fille est loin d’être un acte gratuit; ce choix, conscient ou pas, est le croisement de toutes sortes de projections et d’affects, de désirs inassouvis, d’aspirations inavouées, ou au contraire de préférences clairement affichées, qui visent à exprimer haut et fort un message à certaines personnes de la famille, ou à la société toute entière ou encore à dévoiler une part très intime de soi.
S’il est unilatéral, ce choix peut exprimer la volonté d’un parent de s’approprier le destin de l’enfant sans laisser la place au conjoint, lui permettant ainsi de régler des comptes, prendre une revanche vis-à-vis de l’autre ou lui montrer qu’il est insignifiant. Certains parents peuvent aller jusqu’à inclure l’enfant dans leur univers amoureux, en lui donnant par exemple le prénom d’un ancien flirt… ce qui brouille singulièrement les pistes pour celui qui se trouve investi dès le début par cette intrusion encombrante.
Parfois, c’est quelqu’un d’autre de la famille qui choisit en lieu et place des parents; cela en dit long sur la difficulté de ceux-ci à habiter ce rôle et à se défaire de leurs loyautés: à qui se sentent-ils obligés de faire plaisir? Pour quelles raisons? Peut-être est-ce une façon de créer une alliance, une complicité avec celui ou celle (père, mère, sœur, ami(e), etc.) qui choisit.
UNE DATE MÉMORABLE
Si votre date de naissance est aussi celle d’une autre personne dans l’arbre généalogique, vous êtes symboliquement en lien avec elle. Vous pouvez être inconsciemment identifié à elle: quelle a été sa vie? Où sont les similitudes avec ce que vous vivez? Avez-vous des caractéristiques communes? Il va être important de mettre en lumière tout ce qui vous rapproche, afin de saisir l’enjeu de cette répétition.
De la même façon, nous allons nous interroger sur l’âge qu’ont nos parents à notre naissance. Est-ce un âge où il s’est passé quelque chose de significatif pour d’autres personnes de l’arbre généalogique? (…) À 26 ans, Évelyne perd son frère aîné dans des circonstances dramatiques; une génération plus tard, Nathalie, la fille d’Évelyne, devient mère à son tour, précisément à l’âge de 26 ans. Ce n’est sans doute pas le fruit du hasard: comment cette répétition éclaire-t-elle, pour Nathalie, la position de son fils Kévin? Est-il conçu pour remplacer un homme mort trop jeune dans un accident, et pour rendre à Évelyne son « frère bien aimé »? En quoi consistera sa tâche? Pourrait-il un jour s’en défaire, ou devra-t-il aller jusqu’au bout d’un projet qui n’est pas le sien?
MES BIEN CHERS FRÈRES, MES BIEN CHÈRES SŒURS…
Du sentiment d’amour idéalisé à la haine la plus féroce, la fratrie génère des émotions fortes dues aux situations complexes qui se transmettent volontiers d’une génération à une autre, en relation avec la question de la place: notre rang nous positionne d’emblée en lien avec ceux qui ont occupé le même rang que nous aux générations précédentes. (…)
Imaginons une femme née en deuxième position d’une fratrie de trois filles, qui elle-même donne naissance à trois filles. Elle aura certainement tendance à projeter sur sa deuxième fille ce qu’elle-même a vécu, et pourra par exemple la considérer inconsciemment comme sa préférée si elle-même l’a été. De la même façon, une femme qui a été l’aînée de ses sœurs peut développer envers sa deuxième fille une certaine jalousie, due au fait d’avoir été spoliée de l’amour maternel au profit de sa sœur. S’il reste inconscient, ce sentiment issu de la petite enfance peut devenir une véritable haine.
Ainsi, bien souvent, nous ne sommes pas considérés selon ce que nous sommes, mais en fonction de ce que la place que nous occupons fait résonner chez nos parents.
EXEMPLE:
Evelyne est née 7 ans après son frère aîné, auquel leur mère voue un amour sans limite, délaissant depuis toujours sa fille qu’elle n’a jamais pu aimer de la même façon, justement parce qu’elle est une fille. Des années plus tard, Evelyne se débat encore avec ce profond sentiment d’injustice, jamais exprimé à sa mère, et remet en scène dans les couples qu’elle forme cette rivalité initiale, en espérant cette fois-ci faire pencher le destin en sa faveur.
Ainsi, elle s’est remariée récemment avec un homme, père de trois fils auxquels elle voue une haine extrêmement puissante; elle souhaite inconsciemment que son nouveau mari abandonne ses fils à son profit, comme si c’était l’unique moyen d’obtenir réparation.
Or, cette demande est illusoire, et ne pourra jamais être totalement comblée: ce n’est qu’en acceptant la situation frustrante d’origine qu’Évelyne aura les moyens de l’intégrer et de la dépasser.
FONCTION PATERNELLE ET MATERNELLE
Il n’est pas rare de voir le parent qui a souffert d’un excès ou d’un manque se couper volontairement de tout ce qu’il a subi en adoptant vis-à-vis de son enfant le comportement radicalement opposé; or, finalement, ceci ne fait que reproduire la blessure ou le manque de père ou de mère, de génération en génération. C’est la mère rejetée par sa mère qui va étouffer ses enfants sous le poids d’un amour envahissant, en ne les laissant pas mettre un pied dehors; c’est le père démissionnaire qui laissera son fils faire la loi parce qu’il ne s’est pas remis d’un père tyrannique. À l’inverse, certains vont reproduire ce qu’ils ont vécu: l’enfant abusé devient père abusif, la mère rejetée rejette ses enfants, le père abandonné se montre incapable de prendre sa place de père… (…)
Lorsqu’elle met au monde un enfant, la mère retrouve toute une gamme de sentiments et de sensations enfouis au plus profond d’elle-même depuis sa propre enfance. Renvoyée à une situation de dépendance et de grande fragilité, elle peut parfois se trouver aux prises avec une certaine ambivalence, ou avec des blessures anciennes provoquant des peurs, des angoisses et des colères vis-à-vis de l’enfant qui vient de naître. Cherche-t-elle à faire « mieux que sa mère », ou se sent-elle « incapable de faire aussi bien »? Le bébé peut se retrouver d’emblée l’enjeu d’une comparaison et d’une rivalité; il devient ainsi « l’objet » que la mère utilise pour régler ses comptes avec la sienne ou réparer l’enfant blessé qu’elle fut à une époque.
Un tel comportement n’est pas forcément pathologique; il le devient lorsque l’enfant est entièrement convié à cette place de « soignant » et n’a plus droit à la sienne. Il est alors celui ou celle qui va être utilisé(e) par la mère pour la guérir de tous ses manques, quitte à y vouer dans certains cas sa vie entière.
MA PLACE DANS LE TRIANGLE PÈRE/MÈRE/ENFANT
Comment l’enfant qu’ont été nos pères, mères, grands-pères, grand-mères, etc., a-t-il vécu ses relations à ses parents en intégrant la place respective de chacun? A-t-il réussi à se sentir fille ou fils du couple dont il est issu? Comment s’est-il identifié au parent du même sexe que lui pour se construire? De même, comment a-t-il résolu le passage de l’Œdipe? A-t-il intégré la séparation d’avec les parents pour devenir adulte ?
EXEMPLE:
Dans l’exemple de Catherine, « donnée » dès sa naissance à ses grands-parents, nous découvrons qu’Évelyne, la mère de Catherine, adorait son père. Catherine a donc été conçue « comme » l’enfant d’Évelyne avec son propre père, à qui elle fait « cadeau » de la petite fille à sa naissance, mettant en scène une version très classique d’un complexe d’Œdipe non résolu.
Catherine a eu la chance d’être bien traitée par des grands-parents aimants et de pouvoir grandir dans un univers assez protégé. Mais, comme tout enfant, elle avait besoin de repères, et les tout premiers viennent de la façon dont chacun des parents assume ou non sa place. Ici, schématiquement, le grand-père supplante le père (qui n’a pas su ou pas pu s’y opposer) en développant avec sa petite-fille une relation exclusive et fusionnelle. La mère n’assume pas sa place de mère, et symboliquement, se retrouve en place de « sœur » de sa fille, tout en étant, dans sa fixation œdipienne, la « femme » du grand-père. Comment un enfant peut-il se construire dans un tel imbroglio ?
L’ENFANT PARENT DE SES PARENTS
Parfois, la place de l’enfant est rendue « impraticable ». En effet, certains enfants sont vus, dès la naissance, comme celui qui va réparer ce que le parent n’a pas eu, ou ce qu’il a perdu (séparation, divorce, perte d’un parent, chômage, maladie…) qu’il ne peut assumer et qui le rend incapable de jouer son rôle. L’enfant va donc exercer une fonction qui n’est pas censée être la sienne, et, dans un phénomène d’inversion qui lui paraît normal, devient celui qui donne au lieu d’être celui dont on s’occupe.
Obligé de tout prendre en charge comme un chef de famille, l’enfant peut finir par s’identifier complètement à cette fonction, qu’il se refusera à abandonner une fois adulte, car elle le définit depuis toujours. Il se voit comme le pilier central grâce auquel la famille tient debout, celui sans qui tout s’écroule. Il n’a pas le droit de penser à lui; d’ailleurs, il ne sait même plus ce dont il a envie ou besoin.
Celui qui a été « utilisé » très tôt pour ses compétences a été aussi dépossédé de son enfance, de son insouciance, et a pu ressentir une solitude extrême. La rancœur, le ressentiment et un profond sentiment d’injustice tout à fait légitimes vont de pair avec un tel déséquilibre, et engendrent l’oubli de soi, de sa fragilité, de sa vulnérabilité, de ce à quoi on a droit. Comment demander quand le besoin de tendresse et de réconfort n’existe plus que dans l’inconscient, quand personne autour de soi ne peut rien entendre, ni rien donner?
LA CRÉATION DU COUPLE INTÉRIEUR
La plupart du temps, nous ignorons tout des motivations et schémas inconscients à l’origine de nos choix affectifs et sexuels, et notamment de notre « couple intérieur », celui qui nous enjoint de choisir tel ou tel partenaire ou de reproduire tel ou tel type de relation, en lien avec ce que d’autres ont vécu avant nous dans la famille. (…)
Père et mère ont, pour la plupart d’entre nous, constitué la toute première image du couple. Nous enregistrons inconsciemment la façon dont chacun des deux parents fonctionne avec son partenaire, et nous aurons tendance à choisir quelqu’un avec qui nous pourrons remettre en scène certaines des problématiques dont nous avons été témoins dans notre enfance. Interroger en détail toutes ces dimensions de la relation à la fois nous permet de prendre conscience de toutes les croyances et les motivations inconscientes que nous avons à l’égard du couple et de l’amour.
TOMBER AMOUREUX: UN CHOIX GÉNÉALOGIQUE
Comment, quand et où se rencontre-t-on dans votre famille? S’agit-il de mariages arrangés, de grandes histoires d’amour, de « hasards »? Se marie-t-on pour sortir de sa classe sociale ou pour y rester? Pour être insatisfait, par dépit? Quelles sont les « modalités » de la rencontre?
D’une génération à une autre, les rencontres s’organisent autour du même scénario. (…)Lorsque quelqu’un d’important entre dans notre vie, il y a de fortes chances qu’il existe une résonance avec notre arbre généalogique. La répétition des scénarios inconscients nous pousse à choisir celui ou celle qui va « guérir » les blessures transgénérationnelles ou, au contraire, contribuer à entériner le caractère inéluctable de ces blessures en les remettant en scène.
L’élu(e) de notre cœur a aussi une famille. Croire qu’il ou elle nous a choisi uniquement à cause de nos qualités exceptionnelles, notre beauté ou notre heureux caractère, est un pur fantasme. Le rôle que nous jouons pour notre partenaire s’inscrit au cœur d’une longue histoire, et très souvent, nos arbres généalogiques eux aussi « tombent amoureux » l’un de l’autre – même si cela n’implique pas forcément un mariage réussi.
EXEMPLE:
Marie vient de rencontrer un homme, plus vieux qu’elle de 10 ans, qui voyage beaucoup et se déplace en moto, dans la région lyonnaise, pour son travail, alors qu’ils habitent tous les deux Paris. Ce mode de transport la plonge dans l’angoisse: elle a peur de le voir disparaître du jour au lendemain dans un accident fatal. Cherchant dans son arbre généalogique l’origine de cette peur apparemment non fondée et irrationnelle, elle met en lumière les faits suivants: sa mère Joséphine a vécu une histoire d’amour avec un homme plus vieux qu’elle de 10 ans, natif de Villeurbanne, qui s’est tué tragiquement dans un accident de moto. Or, son propre frère (oncle de Marie) est mort, lui aussi, dans les mêmes circonstances, dans la région lyonnaise, quasiment à la même date et au même âge…
Dans sa nouvelle histoire d’amour, la répétition de certains paramètres (l’écart d’âge identique, la région, le mode de transport) renvoie à Marie la peur inconsciente de vivre la même issue fatale que sa mère. Mais bien sûr, c’est aussi de son oncle qu’il s’agit, et du deuil que sa mère n’a jamais fait vis-à-vis de ce frère disparu tragiquement.
Marie ne risque pas de perdre cet homme. Elle a simplement besoin de mettre en lumière ce deuil non fait dont sa mère est porteuse, afin de ne pas associer systématiquement son propre destin amoureux et celui de Joséphine, et de faire des choix en fonction de ses propres goûts et non pour des motifs inconscients de réparation familiale.
L’APPARTENANCE À LA FAMILLE
Nous sommes tous différents. Chacun de nous se construit petit à petit une relation spécifique et particulière avec le monde en intégrant les expériences qu’il traverse. Nos besoins ne sont pas les mêmes; nos ressentis, nos réactions, notre fonctionnement intime n’appartient qu’à nous, et nous sommes les seuls à pouvoir comprendre et décider de ce que nous voulons faire de notre vie.
Pourtant, dès l’enfance, nous sommes souvent amenés à privilégier certaines caractéristiques au détriment de facettes de notre personnalité moins en accord avec notre milieu familial; ainsi, une partie de nous-mêmes ne trouve plus de canal pour s’exprimer. Nous atteignons l’âge adulte en étant parfois inconscients de nos véritables aspirations et de notre fonctionnement intrinsèque, car nous sommes devenus ce qu’on attendait de nous. Mais cela n’est qu’une façade, qui nous enferme, nous encombre et cache notre véritable essence.
Cet éloignement d’avec nous-mêmes peut nous plonger dans un profond désarroi, voire une dépression; ce sont en fait des passages obligés pour renaître et retrouver notre élan vital, nos bases, nos fondations. Mais pour cela, il nous faut d’abord prendre contact avec notre histoire familiale, et comprendre où, quand et comment nous avons perdu le fil, et ce qui nous a obligés à porter un masque, pour résister, pour survivre, pour être aimé, valorisé, soutenu. Le prix à payer est souvent élevé.
EXEMPLE:
Esther est née dans une famille où être « intelligent » est la seule chose qui compte. On y prône l’esprit critique doublé d’une grande érudition. Cela peut sembler plutôt positif; cependant, pour faire partie de cette famille-là, il faut oublier tout le reste, au profit de la réussite intellectuelle. Esther apprend à lire beaucoup plus tôt que les autres enfants; à 6 ans, elle parle plusieurs langues, à 10 ans elle est éprise de grande littérature… Pour ses parents, elle personnifie le mythe de la culture et de l’intelligence; ils mettent donc en valeur cet aspect d’elle à tout bout de champ, comme dans un numéro de cirque bien rodé. Esther, dotée d’une adaptabilité qui lui permet de faire plaisir avant tout, se développe uniquement dans cette direction, en se coupant totalement de ses émotions et de son ressenti corporel: elle ne vit que dans les livres et l’imaginaire.
La carrière d’Esther est toute tracée: « Professeur, comme Papa! » Mais, à l’adolescence, les choses changent: elle commence à se droguer et à sécher les cours; elle devient boulimique et dépressive, fugue et vole dans les magasins. « Du moment qu’elle est intelligente… » répète son père, emmuré dans l’unique désir de voir sa fille réussir brillamment une carrière intellectuelle.
Mais Esther n’obtient son bac que de justesse, et se révèle ensuite incapable de mener à bien des études ou d’avoir un projet quelconque. Elle finit par s’effondrer dans une dépression sévère. Au fil de l’analyse de son histoire, elle se rend compte que son auto-sabotage systématique n’avait qu’un but: décevoir son père et sa mère. Incapable de leur exprimer directement la souffrance que faisaient naître leurs exigences, elle s’est contentée de se mettre en échec avec un acharnement et une détermination sans faille, retournant ainsi contre elle-même toute la violence qu’elle n’a pas su verbaliser. Combien d’enfants sont ainsi les otages des désirs non réalisés, des pulsions non assouvies, de la toute-puissance infantile de ceux qui les ont précédés?
Ces parents qui poussent leur fille vers une certaine forme de réussite sont sous l’emprise de ce qu’on peut appeler un complexe d’infériorité sociale. Le père d’Esther, fils d’un petit employé, abhorre le milieu d’où il vient, où les gens sont « incultes et ignares »; son grand-père a été toute sa vie l’amant d’une femme qui, venue d’un milieu nettement supérieur au sien, n’a jamais voulu quitter son mari. Quant à la mère d’Esther, fille d’émigrés tunisiens, elle a senti toute son enfance la honte de venir de l’étranger et d’être obligée de se couler dans le moule, de se faire oublier pour s’intégrer au pays d’accueil. À travers sa fille, elle cherche à prendre une revanche sur tous ceux qui l’ont regardée de haut, en lui faisant sentir qu’elle était « inférieure » compte tenu de ses origines étrangères et peu aisées socialement.
LE BOUC ÉMISSAIRE
Le bouc émissaire constitue une menace pour la famille: il possède une qualité intrinsèque qui met tout le système en péril. Peut-être est-il différent, ou particulièrement doué, attirant, ou au contraire handicapé, laid, retardé mental. Parfois, l’enfant dérange car il possède un don qui lui permet de saisir ce qu’on lui cache, il voit derrière les apparences. De toute façon, il détonne avec le reste de la famille: on ne comprend pas d’où il vient, comment il a pu naître « parmi nous ». Cette position est extrêmement difficile pour celui qui la vit au quotidien, car il est la cible de l’agressivité du groupe sans se sentir responsable de quoi que ce soit. La violence s’insinue très vite dans les relations familiales, et l’enfant, dans la situation périlleuse où il se trouve, ne reçoit d’aide de personne. (…)
Or, le retournement de victime en bourreau peut être spectaculaire, lorsque celui qui subit le rejet se transforme tout à coup en agresseur et donne ainsi libre cours à toute la rage et la violence contenues depuis si longtemps.
EXEMPLE:
Cécile ne supporte plus que sa mère Zoé la tyrannise en la traitant comme sa domestique; ses accès de violence et de harcèlement qu’elle lui fait subir depuis toujours la terrorisent.
Pourtant, l’histoire de Zoé est plutôt celle d’une victime: née d’un rapport sexuel non consentant entre ses parents (le fameux « devoir conjugal »), Zoé sonne le glas des aspirations de sa mère, qui se rêvait danseuse étoile au lieu de femme au foyer d’un ouvrier métallurgiste.
Toute la haine et le ressentiment de cette femme se dirigent alors vers son enfant, vécu comme le signe de son humiliante soumission, et vis-à-vis de laquelle elle montre toute sa vie un profond dégoût. Une génération plus tard, sa fille se transforme elle-même en persécuteur lorsqu’elle met au monde sa propre fille: elle la traite avec le même mépris que celui qu’elle a connu. Très souvent, au lieu de confronter les sentiments d’infériorité générés dans l’enfance, le bouc émissaire s’identifie à l’autre côté, celui qui a le pouvoir d’anéantir le plus faible.
« LOYAUTÉ INVISIBLE »
En psychogénéalogie, on appelle « loyauté » le fait de s’identifier inconsciemment à un membre de la famille, connu ou inconnu, vivant ou décédé, en organisant notre comportement en fonction de lui, et de ce que lui pourrait attendre de nous: répéter sa souffrance, pour lui « prouver » que nous restons en lien avec lui, ou la réparer en mettant en place diverses stratégies. Mais le but est toujours le même: lui montrer notre fidélité éternelle et notre engagement irréductible. Que cela se manifeste au niveau de nos sentiments, de nos choix, de nos actions ou de nos préférences, cela exerce une influence d’autant plus puissante et difficile à repérer que nous n’en sommes pas conscients.
RÉPÉTITION ET « LOYAUTÉ INVISIBLE »
Pertes engendrées par les guerres, enfants décédés à la naissance, maladies, accidents, suicides, spoliations, dépossessions, exils, abandons… chaque arbre généalogique est profondément marqué par de tels événements. (…)
Or, c’est l’absence de parole, plus que l’événement en lui-même, qui constitue le vrai traumatisme, car cela en empêche toute intégration dans l’histoire familiale ; ce qui n’a pas été nommé fini par réapparaître chez les descendants comme un fantôme, une trace indélébile dans la mémoire familiale inconsciente. Un jour, elle revient à la surface, sous la forme de comportements compulsifs ou irrationnels, de symptômes physiques ou d’affections mentales touchant quelqu’un qui n’a, semble-t-il, aucun lien avec cette histoire-là.
Ce phénomène de répétition est le produit d’une mémoire transgénérationnelle restée en suspens, qui cherche à se faire entendre afin de pouvoir intégrer définitivement le passé, et faire « place nette » à l’avenir. En effet, la répétition sert aussi à sortir de la répétition. Elle contient en elle-même sa propre solution en remettant en scène le traumatisme, l’impensé, l’innommé : elle est l’occasion de prendre conscience des choses, et de se libérer des liens de loyauté au moyen d’actes symboliques.
(…)
EXEMPLE:
Philippe est gardien de prison depuis qu’il est entré dans la vie active, non par vocation, mais parce que ce métier s’est imposé à lui comme une nécessité. Il souhaite s’orienter vers autre chose et exercer une profession moins dangereuse, dans un contexte plus serein: il sent que les tensions qu’il rencontre sur son lieu de travail perturbent sa vie de couple et son équilibre psychique… Mais il éprouve d’énormes difficultés à quitter ce milieu, comme s’il était voué à la vie carcérale pour toujours. Il lui faudra attendre de découvrir les véritables circonstances du décès de son père pour pouvoir, enfin, oser franchir le pas.
En effet, personne, jusqu’alors, ne lui avait jamais dit que ce dernier était mort en prison, torturé en tant que résistant, lorsque son fils avait quatre ans. Devenu adulte, Philippe a repris l’histoire à l’endroit où elle s’est arrêtée pour son père, mais cette fois « du bon côté » des barreaux… Son travail sur l’arbre généalogique lui a permis de déceler que ce choix était lié à cet homme dont il ne gardait presque aucun souvenir, et dont il ignorait les activités cachées.
RÉUSSIR DANS LA VIE
S’il y a bien un domaine où la transmission s’effectue autour d’enjeux fondamentaux, c’est la question du travail, et par extension celui de la place et de la classe sociale, de la réussite, et enfin de l’argent: prendre sa place dans la société est un défi énorme, où s’affrontent nos projets personnels et nos motivations inconscientes, où notre loyauté à la famille est constamment sollicitée (…)
La façon dont les uns et les autres ont vécu l’autorité, la reconnaissance, la rivalité et les jalousies dans l’arbre généalogique creuse le lit de nos comportements inadéquats dans la vie professionnelle: harcèlement, échecs répétés, promotions impossibles, etc. (…)
D’une manière générale, faire le lien entre les métiers exercés par les uns et les autres et l’arbre généalogique devient alors le départ d’une véritable enquête: il s’agit de passer au crible les histoires professionnelles de chacun pour saisir comment l’individu apporte sa solution à un problème de l’arbre resté entier.
UN MÉTIER PORTEUR DE SENS
Pascal travaille depuis quelques mois sur son arbre généalogique et découvre l’existence d’un « secret de famille »: son arrière-grand-père est le fils naturel d’un personnage haut placé chez qui sa mère allait faire le ménage.
À chaque génération, les fils, petits-fils et arrière-petit-fils de cet homme exercent tous le même type de profession: garde-chasse chez un baron, maître d’hôtel chez un notable, chauffeur d’une personnalité très connue du monde du spectacle… Choisir de « servir la haute société » sans en faire partie est la seule façon de rappeler les véritables origines, tout en maintenant le secret. Ici, le choix du métier répond beaucoup plus à une nécessité généalogique qu’à des préférences personnelles.
RÉPÉTITION ET RÉPARATION
Quelle attitude va-t-on choisir, lorsqu’on arrive après l’échec? La répétition ou la réparation?
La répétition va donner lieu à une dynamique d’auto-sabotage: on n’a pas le droit de réussir, parce qu’on ne peut pas faire mieux que ce qui a été fait avant; on reste donc loyal en répétant l’échec; simultanément, on se décharge du projet parental. Il se peut aussi que l’on n’ose pas réussir parce qu’on a intégré la croyance selon laquelle « l’effondrement suit toujours le succès ». Dans ces cas-là, être en échec, paradoxalement, c’est être protégé de l’effondrement.
La réparation, au contraire, consiste à mettre en œuvre tous les moyens possibles pour dépasser les expériences d’échec inscrites au cœur de l’arbre, en s’impliquant avec discernement dans la recherche de sa véritable vocation. Malheureusement, elle peut aussi devenir une obsession compulsive de se faire un nom, « une place au soleil », aux dépens de tout le reste, y compris parfois de toute relation humaine équilibrée. Tout dépend donc de la manière dont on s’approprie le désir de faire mieux. (…)
Quel que soit notre choix inconscient entre la répétition et la réparation, être lié ainsi au passé nous enferme très souvent dans une obligation de réussite ou d’échec relié à une situation ancienne qui ne nous concerne plus. C’est pour cette raison que le décryptage des transmissions nous permet de prendre la distance nécessaire pour réfléchir à notre implication vis-à-vis du passé en ce qui concerne notre trajectoire sociale: à qui, à quoi est-elle une réponse? Quelle est la situation qui nous occupe dans l’arbre généalogique? Quels objectifs poursuivons-nous, lorsque nous réparons: être plus heureux, rétablir la justice, faire payer quelqu’un…? En quoi est-ce juste pour nous? Ce n’est qu’en répondant à ces questions que nous pourrons évaluer la façon la plus appropriée de nous positionner.
« JE GUÉRIRAI TES BLESSURES… »
Qu’est-ce qui prédispose un enfant à jouer le rôle de « sauveur »?
– Une sensibilité particulièrement forte et une empathie extrême qui le mettent directement en résonance avec la souffrance de l’autre, sur le plan inconscient;
– Une difficulté à établir des limites, à dire non;- La culpabilité d’être né;- Le sentiment d’être un poids pour sa famille;
– La place dans la fratrie, en lien avec quelqu’un d’autre dans les générations précédentes;
– Une affinité avec un personnage de l’arbre, provoquant une identification inconsciente.
Bien sûr, l’enfant chargé d’une mission aussi lourde et complexe aura tout le loisir de développer ses qualités innées: l’empathie, la compassion, une facilité à saisir la souffrance de l’autre… Mais c’est, ne l’oublions pas, un rôle souvent solitaire, effrayant, sans repère ni soutien d’aucune sorte. La frontière est mince qui délimite ce qu’on pourrait appeler le défi d’une vie et l’appel vers le néant, l’anéantissement de soi, l’engloutissement, l’asservissement à une autre volonté que la sienne. Certains ne s’en sortent pas indemnes, d’autres ne s’en sortent pas du tout: le psychotique, l’autiste, le schizophrène, tous sont prisonniers de l’inconscient familial, du secret, du non-symbolisé. Et pourtant, ils sont tous « au service » de quelque chose qui les dépasse. La différence tient en la capacité d’avoir bâti un Moi suffisamment fort pour ne pas se laisser happer vers l’indifférencié, la maladie mentale.
« ESPRIT, ES-TU LÀ? » : HANTISE, FANTÔMES ET DEUILS NON FAITS
Comme l’abandon, la mort est au cœur de nos arbres généalogiques. (…)
La mort est souvent l’objet d’un déni dans notre société. Il n’est pas rare qu’on la traite avec une sorte d’évitement, mélange de crainte, de distance et de froideur, et qu’on la mette à l’écart, le plus loin possible. Aucune émotion, aucune parole: « On reste digne… » On cherche à occulter une douleur dont on ne sait que faire, débordés par des sentiments indicibles, insoutenables: le traumatisme, la mort accidentelle, le suicide ou toute autre cause de mort non naturelle sont bannis du discours familial, comme pour nier la réalité. Ainsi naît le « secret de famille » (…)
La psychogénéalogie parle de « fantôme » pour désigner un cas de deuil non fait, soit que le corps ait disparu, soit que la mort ait suscité une trop grande souffrance, un choc paralysant, un sentiment d’injustice inacceptable. Ce « fantôme » (concept élaboré par Nicolas Abraham et Maria Torok) est une énergie du passé qui continue à s’inscrire dans le présent sous la forme d’une représentation psychique inconsciente.
Ces « fantômes » renvoient tous au manque de place pour la manifestation du deuil, au manque de contact avec l’émotion que celui-ci a suscité et qui, loin de se dissoudre, a continué à envahir la psyché familiale de façon invisible, souterraine, comme un mal « honteux » dont on nie l’existence, tapi dans l’ombre et qui menace la vie à tout moment. Parler du mort, et des sentiments et sensations éprouvés à cause de son absence est fondamental pour que la vie puisse de nouveau reprendre sa place, et que le travail du deuil opère sa lente cicatrisation.
EXEMPLE:
Mickaël est un quinquagénaire drôle, sympathique, bon vivant. Attiré par les philosophies orientales, la nature, mais en même temps très ancré dans sa profession de chef d’entreprise, il vient en consultation à cause de visions d’effondrement: il a l’impression qu’il va tout perdre et se retrouver anéanti. Ce sentiment n’est pas nouveau pour lui: il se répète tous les dix ans, avec de plus en plus d’intensité.
Cette fois, il envisage de quitter sa femme, de donner la totalité de son argent à un ami et de se déclarer en faillite, ne serait-ce que pour anticiper cette impression de fatalité inéluctable. Qu’est-ce qui pousse Mickaël à mettre ainsi sa vie en danger, tous les dix ans, comme pour rappeler ou réparer quelque chose?
Ce questionnement le mène à la découverte de la mort tragique d’un grand-oncle, au cours de la Première Guerre mondiale. La famille ne s’est jamais remise de cette mort sans sépulture, qui continue à la hanter.
À partir de cette prise de conscience, Mickaël peut enfin contribuer à faire le deuil de cet ancêtre, dont il rejoue symboliquement la disparition à chaque décennie.
LE SECRET DE FAMILLE
Certaines personnes sont plus « secrètes » que d’autres: cela ne fait qu’exprimer leur façon personnelle de poser des limites. Notre vie privée ne regarde que nous, et le secret est un droit inaliénable. Mais, comme le dit Serge Tisseron, « il cesse d’être un fait normal et devient un fait pathologique lorsque nous cessons d’être son « gardien » pour devenir son « prisonnier » ». (…)
Serge Tisseron, psychanalyste et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, explique très bien les dynamiques psychologiques liées au secret de famille. Celui-ci envahi l’atmosphère familiale, qui devient toxique. En effet, « même lorsque les adultes dissimulent quelque chose à un enfant, celui-ci le pressent, car le secret ne se communique pas seulement avec des mots. » (Serge Tisseron dans « Secrets de famille, mode d’emploi », Marabout 1997.)
Effectivement, tout comme nous sommes souvent capables de savoir qu’on nous ment (par des attitudes, des gestes ou des intonations), l’enfant exposé au secret perçoit que la réalité est autre que celle qu’on lui en dit. Que doit-il penser? Pourquoi lui ment-on? Quelle horrible chose lui cache-t-on puisque même ses propres parents ne peuvent lui en parler? Toutes ces questions ne trouvent aucune réponse. Il sait qu’il sait quelque chose dont il sait qu’il ne devrait pas le savoir! Il ne lui reste plus qu’à se taire et à faire très attention à ne jamais évoquer le sujet. C’est le paradoxe du secret: on n’en parle pas, mais il est tout le temps présent, dans la manière dont chacun s’organise en permanence pour ne pas le laisser filtrer. Le réel devient dangereusement flou et confus : si les choses ne sont pas ce qu’elles sont, que sont-elles vraiment?
LA FONCTION DU SECRET
Comment fonctionne le secret ? (…)
Sa fonction est avant tout de protéger. Ainsi, pour sauvegarder sa réputation, on préférera raconter qu’une aïeule s’est noyée plutôt que d’avouer qu’elle s’est simplement enfuie avec un homme. De la même façon, des parents peuvent souhaiter cacher « pour leur bien » une situation précaire ou honteuse à leurs enfants : un père licencié parce qu’il volait dans la caisse cherchera à tout prix une autre explication au fait de rentrer tôt du travail, afin que ses enfants gardent une bonne image de lui. Ainsi, tout ce qui de près ou de loin serait susceptible de ternir l’image d’une honnête et respectable famille est soigneusement escamoté et s’évanouit dans la nature… tout au moins en apparence.
FAUT-IL TOUJOURS RÉVÉLER LES SECRETS?
Le discernement est nécessaire en ce qui concerne la révélation des secrets: celle-ci peut s’avérer non seulement tout à fait inutile, mais néfaste. Aussi, méfions-nous du climat actuel qui prône la levée des secrets de famille à tout prix. (…) Mesure et prudence face à cette problématique ne sont jamais superflues. (…)
Évidemment, ce qui fait honte au point d’être mis au rebut de la psyché familiale dépend de l’époque, du contexte socioculturel et des valeurs dominantes de la famille. On n’a plus aujourd’hui le même regard sur certains comportements sexuels ou catastrophes financières, qu’on traitera avec moins de mépris qu’à une certaine époque. Mais dans toutes les familles, il y a toujours « quelqu’un » ou quelque chose qui dérange…
COMMENT REPÉRER LE SECRET?
Le propre du secret est de vouloir le rester: tout élément y touchant de près ou de loin est mis en quarantaine. (…)
Dans l’exemple cité plus haut, si un père veut garder pour lui le fait qu’il s’est fait licencier pour avoir volé son patron, il risque fort de construire autour des sujets concernés (l’argent, le travail) une barrière qui les rend inaccessibles: parler d’argent ou de la vie professionnelle va devenir progressivement impossible. Des stratégies plus ou moins subtiles se mettent en place pour s’éloigner du sujet lorsque par hasard quelqu’un s’en approche: allumer la télévision, couper la parole à son interlocuteur, se lever de table en pleine conversation, changer de sujet, faire diversion… Tout cela devient automatique et totalement hors de contrôle. Chacun des membres de la famille va petit à petit entrer dans cet univers très codifié, et participer au phénomène en tournant soigneusement autour du secret, sans jamais dévoiler sa présence. (…)
Des détails apparemment anodins de la vie quotidienne ou des fantasmes incompréhensibles surgissant de nulle part peuvent mettre sur la voie d’un traumatisme beaucoup plus ancien.
EXEMPLE:
Sophie me consulte pour un symptôme qui lui fait très peur: quand elle fait le ménage, elle se trouve aux prises avec une idée fixe: avaler le produit de nettoyage. Heureusement, elle ne passe pas à l’acte; mais, le fait même d’avoir ce fantasme la glace d’effroi. Son travail sur l’arbre généalogique nous amène à imaginer qu’il y ait pu avoir quelque part dans son histoire familiale une personne victime d’abus sexuels oraux jamais dénoncés. Le produit de nettoyage est symbole à la fois de la violence subie et de la volonté de laver la tâche, l’impureté dont elle est porteuse, inconsciemment. Même si elle ne peut recueillir des témoignages entérinant cette hypothèse, faire de tels liens a suffi pour réduire considérablement ses angoisses, car son symptôme a pris du sens.
(…)
Il n’est pas toujours possible d’établir les faits autour desquels le secret s’est construit. Cependant, le plus important pour la personne qui consulte est de parler de sa vision des choses, et d’imaginer ce qui a pu se passer dans son histoire familiale, afin d’intégrer son symptôme ou sa souffrance dans une continuité qui ait de sens à ses yeux. Le fantasme n’est jamais complètement en dehors de la réalité, car l’imaginaire se fonde sur l’inconscient ; et celui-ci sait bien des choses… À travers le dessin, l’imagination active, le rêve, l’exploration de l’inconscient peut nous guider au cœur même de l’histoire.
QUAND L’ARBRE PERD SES RACINES
L’exil est très rarement ressenti par la génération qui quitte sa terre natale. Ses effets commencent à se manifester au niveau des petits-enfants, souvent établis dans le pays d’accueil, qui éprouvent alors une espèce de flottement mêlé de détachement lointain, comme s’ils étaient en permanence ailleurs, incapables de s’enraciner de nouveau quelque part. (…)
Or, comme toujours, le traumatisme ne disparaît pas, bien au contraire. Les héritiers des populations persécutées et exilées (comme ceux des bourreaux) sont aux prises avec la mémoire collective et ne peuvent s’en débarrasser. Le XXe siècle et son ombre continuent à résonner dans les rêves des uns et des autres, deux, trois générations après, bien que ces gens n’aient jamais assisté à aucune scène, ni même parfois entendu parler de ce qui s’est passé: c’est le cas notamment de petits-enfants qui revivent des situations vécues par leurs ancêtres pendant les guerres mondiales dans des cauchemars d’une précision terrifiante. (…)
Lorsque des événements d’une extrême violence ont eu lieu, connaître les faits historiques du passé de nos ancêtres peut se révéler décisif pour prendre la mesure du traumatisme. Ainsi, le mot « génocide » n’est jamais qu’un mot. Il résume les faits, mais peut aussi les banaliser: tant qu’on n’a pas pris contact avec l’émotion due à l’effondrement intérieur, la perte de repères, le basculement dans l’effroyable que cela a pu susciter pour les êtres humains, la douleur ne peut être remise dans le passé, et continue à se matérialiser dans le corps et l’âme des descendants, comme une plainte qui ne peut s’éteindre… (…)
Reprendre contact avec ses racines, faire revivre la mémoire de ces peuples dans une célébration de ses coutumes, à travers la musique, la cuisine et les choses simples de la vie, permet de se relier à une identité collective, dont on ne peut se couper sans risque pour soi et ses descendants. A-t-on déjà vu un arbre sans racines continuer à grandir?
L’ABSENCE DE LIMITES
(…) Aussi devons-nous fidélité à nos parents et nos proches: nous continuons coûte que coûte à faire ce qu’ils attendent de nous, en nous trahissant parfois et en oubliant souvent nos propres désirs et nos aspirations: en faisant passer l’autre avant tout, on s’assure la tranquillité et, surtout, l’absence de culpabilité. Combien de « bonnes petites filles » ou de « bons petits garçons » se font ainsi violence, jusqu’à un âge avancé… (…)
Ce type de famille « fusionnelle » fonctionne souvent en réaction à d’anciens traumatismes d’exil ou d’arrachement, cherchant à se préserver pour toujours du changement, de l’éloignement, de la solitude et des peurs que tout cela engendre. Elle fait tout pour maintenir la pérennité des liens, au détriment des véritables sentiments qui n’ont plus le droit de cité: elle ne forme plus qu’un seul et même grand organisme, où chacun est convié à entretenir ce qui rassemble et à oublier tout qui sépare, différencie ou tend vers l’individuation.
LA TRANSMISSION DES SENTIMENTS
Nous sommes tous aux prises avec le même genre de passé où se côtoient à la fois le meilleur et le pire, et où existe un va-et-vient perpétuel entre les deux. Mais comment chacun réagit-il face au côté sombre de son héritage, aux traumatismes du passé, aux traces laissées par toutes ces émotions violentes et aux stratégies mises en place par les uns et les autres pour éviter que le pire ne se reproduise? (…)
Quel rôle jouent des sentiments comme la honte, la peur ou le sentiment d’injustice dans nos arbres généalogiques? Quelles informations peuvent-ils nous livrer sur le déroulement de nos histoires familiales et sur ce qui en résulte pour nous dans les vies actuelles?
LA PEUR
Sensations d’étouffement ou d’effondrement, peur de sortir de chez soi, phobies diverses, angoisse d’exister… tout cela peut avoir une origine dans notre histoire personnelle, mais il n’est pas rare de trouver, encore une fois, des liens avec ce qui ont vécu nos ancêtres, notamment lorsque l’on approche certaines dates ou certains âges liés à des événements majeurs de l’arbre généalogique. Cela crée une zone de fragilisation, de vulnérabilité, à la fois sur le plan physique et psychique : le fait d’atteindre cet âge ou cette date « fatidiques » peut nous rendre anxieux, déprimés, nous mettre mal à l’aise et nous faire peur, comme si nous redoutions inconsciemment de revivre la même chose et que nous étions en danger. C’est le fameux « syndrome anniversaire ».
LES MÉCANISMES DE DÉFENSE DE L’ARBRE GÉNÉALOGIQUE
Ainsi, dans les familles qui ont connu le drame de l’exil et de l’arrachement à la terre natale, on trouve souvent une peur du changement si grande que tout doit rester figé, en l’état, comme si le mouvement même de la vie étant dangereux et risquait d’entraîner une catastrophe. Pour les descendants, prendre des risques, faire face à l’inconnu et sortir des comportements excessivement sécuritaires sera un véritable défi. Il s’agit d’affronter une peur d’autant plus profonde qu’elle s’inscrit dans l’inconscient familial depuis des générations.
(…)
Notons que les mécanismes de défense mis en place, véritables stratégies de compensation, se mobilisent parfois aussi sous les traits de hobbies, manies et préférences diverses. Mais derrière ces comportements insoupçonnables et anodins, c’est l’arbre tout entier qui parfois crie au secours: une tendance compulsive à « faire le ménage » et à chasser la poussière et la saleté peut, par exemple, cacher bien d’autres choses, dont parfois, très banalement, des abus sexuels ayant eu lieu dans les générations précédentes.
EXEMPLE:
Anne est dans un état de nervosité extrême: elle réagit très violemment à tous les bruits venant de l’extérieur et développe des crises de panique lorsqu’elle se trouve dans un milieu où elle ne peut pas contrôler le niveau sonore autour d’elle. Cela l’oblige à une vigilance constante et totalement inefficace dans la grande ville où elle habite. Le monde extérieur la menace constamment, et elle finit par ne plus sortir de chez elle. Elle vit sous la terreur, comme si le son lui-même était dangereux.
Nous travaillons sur la signification du mot « son », que l’on trouve de façon répétitive dans son histoire: son fils veut être ingénieur du son, son premier amour exerçait cette profession. Les villes, les personnes qu’elle rencontre, tout s’organise autour de cette syllabe. La répétition n’est évidemment pas le fait du hasard. Nous trouvons au hasard Tesson, Montluçon, Wilson… Or, Anne est bilingue depuis l’enfance; elle finit par relier ce mot à son sens anglais de « fils ».
Quel est ce fils qui la hante? S’agit-il d’un jumeau décédé? De ses parents qui l’auraient attendue comme un fils? Ou est-il question d’un autre fils, un fils en danger ou dangereux?
En se plongeant dans le passé de sa famille, Anne apprend que sa mère avait un frère de 9 ans plus âgé, violent, brutal, qui entrait dans des crises de colère irrépressibles et terrifiantes. Pendant ces crises, personne ne protégeait la mère d’Anne, qui est depuis en proie à de violents accès d’angoisse.
Ce fils mort très jeune dans un hôpital psychiatrique a été occulté du souvenir conscient de sa sœur; il était fils d’un père non reconnu, c’est-à-dire non nommé comme fils lui-même…
QUAND LA PEUR N’A PLUS QUE LE CORPS POUR « SE DIRE »
Personne n’a été à l’abri des ravages des deux guerres mondiales, pour ne citer que les catastrophes les plus marquantes de notre Histoire récente. Cette ombre-là, ou une autre plus insidieuse, plus banale et quotidienne, est présente dans les arbres généalogiques de tous les humains, et chacun d’entre nous est le dépositaire, dans son inconscient, d’une partie de ce sombre héritage et des peurs qui en résultent.
(…)
Notre corps parle à livre ouvert du passé généalogique, pour peu que nous sachions décrypter le sens de la souffrance. Il témoigne d’un lien encore vivant avec ceux qui, dans notre histoire familiale, ont contemplé l’horreur, qu’elle soit à petite ou grande échelle, sans pouvoir exprimer leur douleur.
LA HONTE
Comme la peur, la honte est inscrite au plus profond de nos racines généalogiques et en constitue un moteur puissant, l’un des plus douloureux: toujours intimement liée à des situations générant culpabilité ou sentiment d’infériorité, elle existe aussi bien au niveau collectif qu’au niveau individuel.
(…)
Ainsi, certaines personnes se trouvent littéralement habitées par la sensation étrange d’avoir commis un acte irréparable, ou d’être fautives, coupables, et donc de devoir payer ou réparer… sans même savoir quoi.
LA TRANSMISSION DE LA HONTE
La honte se transmet d’inconscient à inconscient. Si une femme a honte de son agressivité parce qu’elle trouve que ce n’est pas bien d’être en colère, elle peut tout à fait rester « lisse » et « civilisée », se couper de cette colère… et la transmettre à ses enfants. Elle continuera à ranger tranquillement la vaisselle au lieu de la jeter à travers de la pièce, et ce sera alors à eux de se charger de tout ce qu’elle n’a pas voulu voir, ni accepter, ni exprimer. Elle projettera sur eux sa propre agressivité non reconnue, en les trouvant colériques, irascibles et violents. Ils ne font pourtant qu’hériter d’une partie de sa psyché…
Honte, colère, peur et autres sentiments cachés ne peuvent que se transmettre d’une génération à l’autre tant que personne n’aura su les reconnaître et les affronter.
LE SENTIMENT D’INJUSTICE
Selon Yvan Boszormenyi-Nagy, il existe un « grand livre des comptes symboliques » dans lequel est consigné tout ce qui est donné et tout ce qui est reçu par les uns et les autres : lorsqu’il y a un déséquilibre à un endroit de l’arbre généalogique, certains membres de la famille vont se trouver tôt ou tard obligés d’intervenir pour rétablir l’équilibre de ce que ce pionnier de la thérapie familiale appelle « la balance des comptes familiaux ». Ainsi, les enfants, petits-enfants ou arrière-petits-enfants devront réparer le tort subi et revendiquer le droit de leurs ancêtres spoliés.
(…)
On trouve dans les arbres généalogiques des injustices de toutes sortes, plus ou moins graves. Que ce soit l’enfant à qui on en préfère un autre, la femme traitée comme une inférieure, le fils à qui on interdit de faire mieux que son père et qui doit sacrifier sa vocation, les dépossessions, l’avarice d’un père qui refuse de donner à ses enfants pour les punir de n’avoir lui-même rien reçu que le manque… chacun a été dans son histoire familiale le témoin ou la victime d’une injustice.
(…)
La victime d’injustice peut également être un membre de la famille qui s’identifie à un destin malheureux de son histoire généalogique et adopte la position de martyr, s’enfermant à jamais dans l’impossibilité de recevoir ce qui lui est dû. C’est le cas quand, par exemple, tous les deuxièmes enfants depuis quatre générations sont lésés, parce qu’un jour, l’un d’eux a été ostensiblement le préféré de ses parents, héritant de leur fortune en ne laissant aux autres que babioles…
Bien souvent, on ne sait même plus de quelle injustice les uns et les autres ont souffert, mais cette mémoire est tellement puissante qu’elle perpétue des guerres sans merci.
HORS-LA-LOI
Notre place est un mélange complexe de déterminisme et de liberté, dans une vision à la fois plus précise, plus large et plus approfondie de ce qui s’y joue et s’y rejoue pour nous, entre répétitions et ruptures avec le destin de nos ancêtres. Il s’agit de mettre en lumière les lieux où la transmission est figée, ainsi que ceux que nous pouvons commencer à remettre en mouvement, dans une perspective d’avenir. Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons « prendre notre place » comme nous l’entendons, c’est-à-dire comme le résultat d’un alliage subtil entre notre véritable désir et notre capacité à le mettre en œuvre. Nous sommes les dépositaires d’un héritage aux multiples facettes que nous pouvons choisir de faire vivre et prospérer à notre manière, en toute conscience et toute liberté.
COMMENT PRENDRE MA PLACE?
Tout d’abord, pensons à ce que la famille n’est pas et ne sera jamais. (…) le scénario idéal, celui qui n’existe que dans les livres, mais qu’au fond, chacun porte en lui comme un rêve inaccessible, auquel il pense avec regret, nostalgie ou envie (…) n’existe pas.
Partout, il y a eu des manques affectifs, des non-dits, des deuils, des accidents, des vies brisées par la guerre, l’exil, l’éloignement, la maladie. Parfois, c’est l’emprise sexuelle, l’inceste, l’abandon, la violence, la terreur… (…) Pour autant, cela n’empêche pas l’amour, la communication, la tendresse, l’authenticité, la loyauté, etc.
COMMENT PRENDRE MA PLACE?
Notre vision simplificatrice et manichéenne nous empêche souvent de saisir le caractère paradoxal de la réalité, d’autant plus en ce qui concerne nos relations familiales, que nous idéalisons souvent, malgré nous, comme le lieu ultime de la sécurité.
(…)
Nous cherchons désespérément à l’extérieur de nous un havre de paix, un endroit rassurant qui nous sécurise et nous permette de nous construire, de manière à aborder la vie sereinement et avec confiance. Mais cela revient à nier la nature parfois plus ambivalente de la réalité et de l’être humain.
(…)
Comme le dit Vincent de Gaulejac: « La singularité du sujet se construit dans les réponses qu’il invente devant les multiples conflits qu’il doit affronter. » La question que nous poserons ici est donc: comment pouvons-nous tirer parti de la famille que nous avons eue (et pas celle dont nous rêvons, qui n’est qu’un fantasme)? Qu’est-ce qui donne à notre place son caractère irremplaçable, unique et précieux, y compris avec tous ses manques, ses défis, sa complexité?
(…)
Qu’est-ce qui nous anime en tant qu’être humain? Quelle est l’essence même de notre rapport au monde, ce qui fait que nous nous mettons debout? Qu’est-ce qui nous fait vibrer et qui nous propulse en avant? Nous avons tous, au plus profond de nous, en désir profond de vivre qui n’appartient qu’à nous. C’est en prenant contact avec ce lieu à l’intérieur de chacun d’entre nous que nous allons permettre à notre projet, notre mandat personnel d’émerger, petit à petit.
APPARTENANCE ET DIFFÉRENCIATION
Le processus d’évolution de chaque être humain est basé sur un double mouvement qui se joue dès la naissance: création d’un sentiment d’appartenance suffisamment solide pour être en sécurité, et exploration du monde extérieur, développement de l’autonomie et de l’indépendance. (…)
Nous sommes libres d’effectuer ce va-et-vient entre appartenance et différenciation à notre rythme, et en ayant conscience de ce qui s’y passe pour ne pas entraver la fluidité du mouvement. (…)
APPARTENANCE
Que puisez-vous dans l’arbre généalogique pour vous construire (valeurs, qualités, ressources, comportements hérités)? Quels sont vos modèles féminins ou masculins? Pour quelles raisons, qualités ou caractéristiques particulières? Qu’est-ce qui vous lie à cette famille-là? En quoi vous rassure-t-elle? (…)
DIFFÉRENCIATION
Quelles sont vos valeurs propres? Celles qui vous fondent en tant qu’individu? Quelles sont vos forces intrinsèques, vos dons, vos talents particuliers? Quel est votre projet de vie? Comment envisagez-vous l’avenir? De quoi voulez-vous vous séparer pour faire le tri de votre héritage? Quels sont vos choix de vie personnels qui vous différencient de la famille d’origine? (…)
LE FRUIT DES DEUX LIGNÉS
Nathalie a détecté dans son histoire familiale une tendance aux « mésalliances », ou couples de milieux sociaux très différents. Elle-même souffre de se lier sans arrêt à des hommes en situation précaire, à la limite de la marginalisation, qu’elle se sent obligée de remettre sur pied. Sa question tourne autour de la difficulté à rencontrer l’autre sur un terrain d’égalité et de partage; son parcours l’amène aujourd’hui à se différencier de sa famille pour abandonner les vieux schémas liés aux conflits entre classes sociales. Le travail progresse bien jusqu’au moment où nous butons sur un obstacle: Nathalie ne peut pas intégrer qu’elle est la fille de son père et de sa mère. C’est-à-dire de deux lignées radicalement en conflit l’une avec l’autre, prônant des valeurs opposées. Du côté maternel, c’est « il n’y a que l’argent qui compte », et de l’autre « à bas le capital ». Quel camp doit-elle choisir? Et comment ne plus rejouer ce dilemme dans sa vie amoureuse?
CHANGER DE REGARD SUR SOI ET SA FAMILLE
Agathe critique ouvertement son grand-père paternel: cet homme a quitté sa femme et son fils plusieurs fois. C’était un homme « peu fiable, aux mœurs légères, qui disparaissait régulièrement dans la nature sans donner de nouvelles ». Irresponsable, joueur, il ne suscite chez elle que désapprobation et jugements négatifs.
Curieusement, les sœurs de son père tenaient, elles, un discours très différent: il était drôle, amusant, sympathique, bon vivant, et vivait avec une « mégère ». Mais tout le reste de la famille condamne sévèrement cet homme, sa « conduite superficielle », ses « irrégularités ». Il représente quelque chose d’inacceptable et d’inassimilable pour le reste du groupe.
Un jour, Agathe s’aperçoit qu’elle a hérité de cet homme la fantaisie, le brio, le besoin d’explorer de nouveaux territoires, le goût de l’inconnu. Elle s’en défend d’abord avec véhémence, puis fini par accepter cet héritage comme quelque chose de positif.
Ce sont des qualités qu’elle peut choisir de manifester autrement que son grand-père, et ne font pas d’elle une femme irresponsable pour autant. Mais il lui faut d’abord sortir du discours familial et accepter d’évaluer les choses en d’autres termes, ce qui lui pose un problème de « fidélité » à son père et sa grand-mère, qui ont tous deux souffert des absences de cet homme…
(…)
Nous sommes trop souvent habitués à nous raconter les choses selon ce que certains nous en ont dit; nous n’osons que rarement remettre en doute cette version « officielle » ou questionner sa provenance. Or, c’est précisément ce regard unique qui nous enferme dans une histoire où chacun est toujours à la même place, figé pour l’éternité dans un discours tour à tour moralisateur, culpabilisant, accusateur ou idéaliste. (…)
On adhère ainsi, sans les remettre en question, à toute une série de jugements de valeur qui deviennent des évidences incontestées.
(…)
Nos ancêtres sont des êtres humains ambivalents, faits d’ombre et de lumière comme nous tous. La façon dont ils ont mené leur vie peut parfois nous révolter, nous menacer, nous faire honte, ou au contraire nous donner le courage de nous battre, le bonheur de leur faire honneur, de les aimer, de les respecter; en revanche, il ne nous appartient pas de les juger.
Nous ne pourrons nous libérer de notre passé généalogique qu’en apprenant à modifier les liens que nous entretenons avec lui; car de ce regard sur le passé dépend aussi son intégration dans le présent et le futur: si nous sommes en paix avec lui, nous avons une chance de pouvoir nous l’approprier, sans danger ni ressentiment.
GUÉRIR DE SA FAMILLE
Lorsqu’on parle de guérison, cela implique d’accéder à un état où nous pouvons nous reconnaître de cette famille-là, à notre place, et en accepter la réalité telle qu’elle est, sans en souffrir au point que cela nous empêche de vivre. Les manques, les blessures dévastatrices deviennent petit à petit supportables. Puis, un jour, elles cessent de revêtir l’aspect du malheur: ces processus morbides, ces souffrances, ces identifications limitantes trouvent alors leur sens comme le lieu même de notre accomplissement. Pour certains, cela prendra quelques mois, pour d’autres des années.
REVÉCUS ÉMOTIONNELS
Pour que quelque chose en nous commence à se résoudre, il nous faut dépasser la compréhension intellectuelle, même si l’analyse joue un rôle important. C’est l’émotion qui va nous servir de guide: c’est d’abord avec elle qu’il s’agit de renouer, pour faire surgir et évoquer le passé. Il s’agit de remettre à jour les émotions verrouillées tout au fond de l’inconscient, ce qu’il a fallu taire et réprimer depuis trop longtemps: deuils non faits, scènes de terreur indicibles, pertes, catastrophes petites et grandes qui ont jalonné notre histoire généalogique, et que nous continuerons à ignorer parce que personne ne peut plus en témoigner. (…)
Caroline raconte l’histoire de son arrière-grand-père maternel, qui est mort très jeune, suite au suicide de son fils à 20 ans. Voici ce qui semble avoir été la réaction de sa femme: « Mon mari est mort de chagrin, il était tellement faible, il n’a même pas été fichu de supporter la mort de son fils, cet imbécile! Du coup, il m’a laissé tomber… »
Caroline raconte tout cela d’un ton désinvolte, léger, moqueur. Le sourire qu’elle affiche montre le mépris qu’elle éprouve vis-à-vis de ces hommes « faibles, qui flanchent, et meurent à la moindre occasion »! D’ailleurs, le mythe de la famille l’énonce clairement; on ne peut pas compter sur eux…Je la questionne sur ce manque évident d’émotion, et lui fais remarquer toute la tristesse que cet homme a dû éprouver en perdant son fils. Non seulement personne n’a partagé cela avec lui, semble-t-il, mais en plus, cela a donné au clan féminin l’occasion d’en faire la risée de la famille depuis quatre générations.
D’abord stupéfaite, Caroline fond en larmes comme si elle voyait la scène se produire sous ses yeux, et, pour la première fois, en ressentait tout le désespoir.
QUITTER PÈRE ET MÈRE
Guérir de sa famille, c’est avant tout être capable de l’accepter telle qu’elle est. Pour cela, il faut avoir réussi à s’en séparer, c’est-à-dire à ne plus être en attente vis-à-vis d’elle. (…)Toute notre vie est basée sur ce mouvement vers l’autonomie, que nous le voulions ou non, que nous l’accompagnions avec lucidité et conscience, ou que nous lui résistions de toutes nos forces, en nous attachant à tous les substituts parentaux qui nous tombent sous la main, au hit-parade desquels le couple se situe souvent en première place. (…)
Paradoxalement, s’il est relativement facile de quitter psychiquement des parents qui nous ont aimés et soutenus, qui ont joué leur rôle sans demande excessive, sans manipulation ni violence, il devient plus compliqué de le faire lorsque ceux-ci ont été incapables de nous apporter ce dont nous avions besoin, quelles qu’en soient les raisons. Renoncer à quelque chose que l’on n’a pas eu est alors le seul moyen d’accéder à notre liberté, faute de quoi nous restons dépendants, toute notre vie, puisque c’est trop tard.
LES QUITTER MÊME S’ILS ONT SOUFFERT
Se séparer d’une mère ou d’un père qui a été abandonné, qui a manqué, revient à participer de nouveau à son anéantissement. C’est du moins ce que nous croyons; et le sentiment d’injustice et de cruauté, lié à la culpabilité, peut être suffisamment fort pour nous inciter à devenir des « parents de nos parents ». Cependant, le meilleur moyen d’aider l’autre, c’est d’être fidèle à soi-même. Se soumettre pour faire plaisir n’a aucun sens et ne sert qu’à prolonger et entretenir des relations perverses. (…)
Rien de ce que nous réaliserons n’effacera leurs souffrances passées.
Il nous faut alors apprendre à créer d’autres liens, non plus fondés sur la réparation et la prise en charge, mais sur un rapport entre adultes, où l’on donne sans obligation, et lorsque cela nous convient. Cela ne se fait pas sans heurts, mais l’autonomie est à ce prix.
SE LIER AUTREMENT
Dire adieu aux rancœurs, aux haines transgénérationnelles entre hommes et femmes (comme entre frères et sœurs, et entre parents et enfants), est-ce réellement possible? Nos vieux schémas hérités ne disparaissent pas si facilement, et au moindre conflit, nous reprenons les armes et repartons en guerre les uns contre les autres, mus par la rage et le désir de prendre le pouvoir et de réduire l’autre à néant. « Mais pour qui se prend-il/elle? » Les voix que nous entendons hurlent leur volonté de puissance. Une colère terrible venue du fond des âges nous envahit et nous transforme en ogres ou en sorcières malfaisantes. Canaliser ces émotions et les reconnaître permet, sans les justifier ni les excuser, (…) de ne plus en être le jouet inconscient.
ADIEU TOUTE-PUISSANCE
Quitter définitivement le rêve d’une enfance où tous nos désirs auraient été satisfaits, où nos parents nous auraient compris et aimés comme nous l’aurions voulu, le fantasme d’un arbre généalogique « sans tâche » et d’une famille heureuse, est le premier pas vers un lâcher prise qui, comme tous les renoncements, libère de l’espace pour de nouvelles solutions, plus appropriées à ce que nous sommes aujourd’hui.
Grandir c’est dire adieu à ce fantasme de toute-puissance infantile en accueillant la vie, les autres et notre histoire dans leur imperfection. (…)
Ce n’est qu’en acceptant que nous ne pouvons pas tout faire ni tout avoir, que nous pouvons commencer à entrer dans la réalité et à réaliser ce que nous souhaitons avec des moyens plus réalistes. Pour certains d’entre nous, renoncer à ce « tout » nécessitera un long travail, peut-être dans le cadre d’une psychothérapie ou d’une psychanalyse. (…)
Ce parcours riche en expériences quasi initiatiques nous amènera à constater, non seulement que nos manques peuvent être dépassés, mais qu’ils constituent la matière première dans laquelle nous allons puiser pour nous réaliser, grâce à un processus très similaire à ce que décrit l’alchimie, où l’on transforme le plomb en or. (…)
Ce ne sont ni nos forces, ni nos qualités qui nous aident à constituer notre noyau indestructible, mais tout ce qui en nous a demandé du temps, de la patience et un long processus de transformation pour émerger à la lumière.
APPROCHES PLURIELLES DE L’ARBRE GÉNÉALOGIQUE
L’analyse transgénérationnelle est un processus complexe qui s’appuie à la fois sur une dimension analytique et symbolique de l’arbre généalogique. Il n’existe pas de « recette » toute faite et si parfois les choses se révèlent en un éclair, d’autres peuvent nous échapper pendant longtemps. L’inconscient nous livre ses secrets à son rythme, et il n’est question ni de vitesse ni de performance lors de ce travail. En revanche, l’ouverture à une approche thérapeutique plurielle est d’une grande utilité pour explorer le roman familial sous ses aspects multiples et changeants. (…)
Toutes les pratiques thérapeutiques sont au service de la restauration de l’individu, de la construction de son identité de sujet, autonome, pensant et désirant. Elles peuvent donc toutes accompagner et faciliter cette exploration en mettant la personne en contact avec elle-même par des chemins différents: outre le génogramme, utilisé de façon désormais classique, le recours au dessin, à la gestalt-thérapie, à la sophrologie, entre autres, permettent de laisser s’exprimer l’inconscient sur ce qui est encore à découvrir, et d’aller à la rencontre de cet arbre « intérieur » brut sans passer par le filtre parfois réducteur, moralisant, intellectualisant ou raisonnable du discours conscient organisé.
CONCLUSION
Alors, peut-on finalement guérir de sa famille? Oui, à condition de ne pas se méprendre sur le terme « guérir », qui n’est pas de l’ordre de la pensée magique, mais plutôt d’une rencontre avec nous-même, basée à la fois sur l’acceptation de notre place et la nécessité pour nous d’en faire quelque chose de nouveau. La famille est un creuset, qui nous aide à nous construire, mais dont nous devons petit à petit nous séparer sans nous couper, car ce sont nos racines. Sans renier d’où nous venons, nous pouvons apprendre à puiser dans ses richesses de quoi contribuer à notre essor et à notre accomplissement.