Le but de ce livret n’est pas une étude exhaustive des jeux de tarots traditionnels. De très nombreux ouvrages plus ou moins sérieux traitent de la question. Le volume qui m’est alloué pour présenter ce nouveau tarot me pousse à la concision.
Le jeu traditionnel du Tarot de Marseille est très lié à l’hébreu. L’élément le plus apparent pour confirmer cette familiarité est la numérotation des 22 arcanes qui reprend l’alphabet hébreu, lui-même composé de 22 lettres. Ce classement des arcanes est assez récent dans l’histoire de ce jeu, il remonte aux travaux de l’occultiste Éliphas Lévi du XIXe siècle. Quoi de plus logique que de faire correspondre aux 22 arcanes majeures les 22 graphes hébraïques. Pour certaines tarologues, les lames du jeu seraient des symboles des lettres et de leurs puissants secrets. Certains spécialistes trouvent cet exercice forcé et préfèrent conserver le Tarot de Marseille sous sa forme non alphabétique.
D’autres études se sont plus intéressées à l’hébreu caché dans les images des arcanes. Pour Mark Filipas, philologue américain, chaque carte constitue un abécédaire dont tous les termes sont d’origine hébraïque ou proviennent d’anciens lexiques hébreux du Moyen-Âge. Prenons exemple du Diable qui est numéroté Samekh. Pour cet auteur, ce choix du Samekh n’est pas fortuit, il reprend simplement l’initiale phonétique du mot hébreu Satan. La démonstration continue avec l’arcane Soleil numéroté Qof qui est l’initiale du mot Éte (Qits) dans la langue de la Bible, de même que la carte Étoiles, cotée Pé, représente un paradis qui en hébreu se dit Pardès. De nombreux objets liés aux arcanes commencent par la lettre numérotant l’arcane. Aucune étude approfondie n’existe en français, il faudrait que des philologues approfondissent la question.
Pourquoi un tarot hébraïque?
Depuis plusieurs années je consacre beaucoup de temps à l’enseignement oral sur la portée symbolique des lettres hébraïques. Peu à peu, le glissement de la calligraphie vers cet enseignement, s’est opéré pour m’amener vers un univers passionnant. Au bout de vingt années d’une carrière d’auteur et de calligraphe spécialisé dans l’écriture, je comprenais profondément que je ne faisais que commencer. Que l’exploration de ces vingt-deux dimensions demanderait d’y consacrer une existence. En début de vie, on croit qu’au bout de dix ans, on possèdera son sujet. Au bout de dix ans, effectivement, on a l’illusion du contrôle et, quand sonnent les vingt années de travail quotidien, acharné, on réalise que le chemin vient tout juste de s’ouvrir. La vie devient alors magnifique, les angoisses tombent car on sait que le but ne sera jamais atteint et que c’est le chemin lui-même qui motive chacun de nos pas.
Le tarot présenté dans ce coffret est le fruit d’une succession de synthèses, trois méthodes de calligraphie hébraïque (éd. Fleurus), un gros livre sur les lettres entre l’archéologie et la tradition des lettres (éd. Alternatives), un portfolio (éd. AIU) qui résumait cet ouvrage et enfin ce jeu qui condense ce condensé. C’est dans un souci didactique qu’ont été publiés ces différents titres. Toujours arriver à la concision et avoir d’un seul regard l’identité scientifique et traditionnelle de chacun des graphes.
J’ai choisi le mot Tarot par commodité et parce que le genre est bien compréhensible des lecteurs. Mais le spécialiste du déchiffrement des Tarots de Marseille trouvera certainement son usage forcé.
C’est en utilisant des prototypes de ces cartes que j’ai été frappé de l’intérêt que pouvait revêtir un tel jeu. Au début, c’était plutôt un amusement. Ma formation cartésienne établissait sans cesse une distance, un doute, m’empêchant de sombrer trop rapidement dans une certaine naïveté. Puis, peu à peu je me suis pris au jeu, car ces tirages que je faisais en tout esprit ludique, me forçaient à me poser des questions sur la pertinence de l’interprétation des trois lettres que je faisais tirer. Au bout d’une cinquantaine d’expériences, je me demandais quel était le hasard qui poussait les gens à tirer telle ou telle carte et que presque toujours ces tirages parlaient. Le jour où j’ai commencé à prendre au sérieux ma propre démarche fut lors d’un séminaire où une stagiaire tira trois lettres. Ses trois cartes formaient le curieux mot hébreu: ce que l’on vomit. Je me demandais si j’allais en parler, car cela n’avait rien de ragoûtant. Pourtant je le fis. La dame et son entourage rirent bien, car avant la séance elle venait de rendre tout ce qu’elle avait mangé depuis la veille.
Ce que je détesterais le plus quant à l’usage de ce tarot serait d’en faire un objet qui donne des réponses sur ce qu’on est ou ce qu’on sera. Les manipulations mentales commencent souvent par ce genre de pouvoir que s’octroient certains gourous d’opérette.
Dans la pensée hébraïque, la notion d’être reste très floue. Dieu, lui-même quand il se présente à Moïse lors de l’événement du Buisson Ardent, ne dit pas comme le traduit la tradition chrétienne: Je suis qui je suis, mais je serai qui je serai. La fixité est impensable dans l’univers juif. La philosophie de ce petit peuple répond à des questions par d’autres questions. La question nous projette dans un certain inconfort. Mais quand on a compris que l’inconfort est notre lot, il devient confort, car nombre d’illusions tombent. Les valeurs auxquelles nous nous accrochions comme des noyés à une planche, perdent leur solidité. Nous saisissons, qu’au lieu de nous agripper à ce flotteur précaire nous ferions mieux d’apprendre à nager.
Ce tarot est un facilitateur de questionnement.
Car à chaque heure nous sommes devant des choix à faire. Chaque jour apporte sa nouveauté et les bonnes décision ne se construisent pas forcément sur de vieux acquis. La remise en question est obligatoire à chaque respiration.
Que nous apprend la tradition sur les lettres?
D’abord, la symbolique n’est pas fixée une fois pour toute. Par exemple l’Aleph, c’est le taureau, mais aussi l’unité ou encore l’enseignement. Le taureau peut être vu comme la force sexuelle sauvage, la puissance civilisatrice à l’origine de l’agriculture, l’unité comme le divin, le Un fondateur de tout ce qui advient, l’enseignement (alouf) comme la lettre à l’énergie de transmission, visant à l’éternité des valeurs. Qu’est-ce qui prédomine dans ce premier symbole? Sur chacune des significations des pages et des pages devraient être écrites.
L’étude des lettres est un prétexte à l’introspection. Elles sont comme autant de test de Rorschach. Leurs grandes lignes nous offrent le luxe de nous arrêter un moment et de revenir aux questions essentielles. Nous sommes tous confrontés en permanence aux séparations et unifications nécessaires à l’économie de nos vies. C’est pourquoi, pour un usage interne lors de mes séminaires avec la chorégraphe Tina Bosi, j’ai créé ce jeu. Il permet de dire des choses extrêmement importantes, parfois très délicates et fines sans tomber dans un pathos dangereux. Il permet de fixer quelques idées simples et puissantes pour voir plus clair en soi.
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